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Le code Stradivari

           ou

  la clef des Sons

  

FIG. 1 : Moule pour violon de Stradivarius avec le tracé du point G et des arcs de cercle1.

Un point, deux arcs de cercle. En regardant les moules de Stradivarius, on observe cette construction géométrique : un point et deux arcs de cercle (fig. 1). Pourquoi dessiner le même schéma sur chaque moule ? Quelle serait la clef de cette énigme non encore résolue ? Au premier abord ces marques semblent être des gabarits servant à définir la hauteur des éclisses, comme l’a suggéré Simone Fernando SACCONI1. Cette hauteur est bien correspondante, mais alors pourquoi l’avoir dessinée sur chaque moule ? Un simple gabarit pourrait être posé n’importe où, or ce n’est pas le cas. Les deux arcs de cercle sont tracés à partir d’un même centre bien précis, mais dont la place diffère légèrement pour chaque moule (fig.2).

Image8.png

FIG. 2 :  moyenne de GB et GC sur 8 moules de Stradivarius

Notre recherche a commencé depuis plusieurs années par questionner ce point2.

Si l’on veut trouver le centre de gravité d’un moule, il suffit de suspendre celui-ci par un des trous jouxtant les coins et de laisser pendre un fil à plomb (fig. 3). Le croisement du fil à plomb avec la ligne médiane indique son centre de gravité, nous l’avons appelé point « G » et c’est exactement à cet endroit que se trouve le point dessiné par Stradivarius. 

Aucune source directe ne prouve que Stradivari utilisait cette méthode, mais l’hypothèse est cohérente avec les marques observées sur ses moules.

FIG. 3 :  Schéma du moule suspendu par un des trous pour situer le point G

Au centre : le Point G. Autour : l’harmonie.

 

Pour comprendre la portée symbolique de ce point, faisons un détour par l’architecture et la pensée humaniste.

 

Il est communément admis que l'architecture du violon est semblable à celle d'un temple antique.

Au Moyen Age sont nées les cathédrales dont la clef de voûte distribue les poussées sur l’ensemble de la structure. Nous verrons plus loin l’analogie entre cette clef de voûte et notre point étudié.

Avançons encore dans le temps pour arriver à la Renaissance et laissons-nous guider par Leonardo da Vinci accompagné de l’homme de Vitruve.  Nous arrivons à l’époque de la naissance du violon.

FIG. 4:  superposition de “l’Homme de Vitruve” de Leonardo da Vinci et du schéma du moule du violon.

Si l’on insère L’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci dans le schéma d’un moule de violon(fig.4), il est positionné de manière à ce que :

  • Les bras et jambes touchent les limites du cercle, reprenant le principe vitruvien : le corps humain inscrit dans un cercle.

  • Le nombril coïncide avec un point central, qui correspond à notre point G. Dans notre étude, le point G correspond à l’intersection des quatre extrémités des coins du violon.

 

Dans la pensée renaissante le nombril est le centre naturel du corps humain. Stradivarius, héritier de cette tradition humaniste, aurait pu appliquer un principe similaire :

  • Remplacer le corps humain par le “corps” du violon.

  • Utiliser un centre (point G) comme référence absolue.

  • Diviser l’espace par des cercles ou rapports musicaux (tierce, quinte, octave), de la même manière que l’Homme de Vitruve inscrit l’anatomie dans un cadre proportionnel.

 

 

Ces associations ne doivent pas être comprises comme des équivalences acoustiques exactes, mais comme des analogies proportionnelles en cohérence avec la pensée mathématique et symbolique de l’époque.

 

 

D’autre part, on trouve un petit cône incrusté dans les instruments de la famille Amati, qui se trouve au centre de gravité (fig.5).

Ce point est également présent sur les instruments de la famille Guarnerius. (voir étude du point G2)

FIG. 5:  violon en construction en équilibre sur son centre de gravité

Curieusement ce cône n’est pas présent dans les violons de Stradivarius qui était pourtant formé dans l’atelier Amati.  C’est ici que nous arrivons à cette réflexion : Y aurait-il un lien entre le petit cône Amati et le point marqué sur les moules de Stradivarius ?

Et oui, ce point sur les moules de Stradivarius se trouve bien au niveau du centre de gravité du moule.

 

On pourrait considérer ce point comme la clef de la voûte du violon.

Il est bien connu que les artisans de l’époque d’Amati ne travaillaient pas en système métrique, mais utilisaient des mesures-étalon qui variaient d’une ville à l’autre.  À Crémone, l’unité de mesure était le braccio, équivalant à 483,5mm3.

Quand on prend les mesures du violon, on constate que la distance du sillet du haut au sillet du bas équivaut à un braccio (fig. 6).

FIG. 6 :  1 braccio, de sillet à sillet, dont 2/3 pour la corde vibrante.

Les rayons GB et GC mesurent respectivement 30,2 mm et 32,2 mm.

 

On peut considérer les rapports suivants :

 

-    Le grand rayon 32,2, équivalent à 1/15 du braccio 483,5 mm

Il est également en relation de tierce majeure avec La corde vibrante (322/10) par le rapport (5/4=10/8)

et en relation d’octave avec celle-ci (322/10) par le rapport (2/1=10/5)

(Ce même principe est observable dans le positionnement des chevilles du violon4).

 

-    Le petit rayon 30,2, équivalent à 1/16 du braccio 483,5 mm, est en relation d’octave (2/1=16/8) avec celui-ci

Ces rayons reportés sur les voûtes à partir du centre de gravité permettent de situer les zones modales de tierces et d’octaves5.

 

Chaque modèle étant légèrement différent, le centre de gravité doit être recalculé pour chaque moule. Ceci peut être une explication du besoin de Stradivarius de marquer un point et deux arcs de cercle sur chacun de ses moules.  

 

La méthode pratique pour le luthier serait de reporter ces cercles sur les voûtes pour définir des zones modales de tierces et d’octaves depuis et autour du point G, et pour guider la mise à épaisseurs des fonds et des tables.
On pourrait considérer le braccio comme une unité géométrique ainsi qu’une entité vibrante sur laquelle tout le violon est construit.

 

Ainsi, les fractions 1/16 (GB) et 1/15 (GC) ne sont pas « la tierce » ou « la quinte » à proprement parler, mais des subdivisions proportionnelles du braccio qui s’accordent avec une pensée ancienne. Dans cette perspective, Stradivarius aurait pu utiliser ces arcs de cercle comme repères géométrico-acoustiques concrets, tout en inscrivant son travail dans une culture des proportions reliant formes, nombres et sons6.

 

Dans notre étude  Le moule bien harmonisé7, nous avions constaté que la corde vibrante était égale à 2/3 du braccio soit une quinte du braccio (fig. 6).

 

Le tracé du point G et des arcs de cercle pourrait être mis en rapprochement avec la théorie pythagoricienne du monocorde. En prenant comme longueur fondamentale le braccio (≈ 483,5 mm, assimilé à la longueur sillet du haut – sillet du bas), puis sa quinte, la longueur vibrante des cordes 322,5 mm le rapport 3/2 devient alors un point de départ possible pour tracer des cercles depuis le centre de gravité du fond. Les rayons 32,2 mm et 30,2 mm expriment alors en géométrie des rapports acoustiques élémentaires (octave, quinte, tierce).

Notons que 32,2 et 30,2 peuvent aussi être obtenus par la suite pythagoricienne des quintes, ce qui renforce l’hypothèse d’une cohérence géométrico-musicale.

 

Ainsi, les longueurs ne sont ni arbitraires ni des intervalles purs, mais des repères reliant la géométrie de l’instrument aux consonances sonores.

Toute lecture uniquement acoustique ou géométrique serait réductrice : la richesse du «code stradivari» réside dans cette articulation.

 

Cette approche rattache le travail de Stradivarius à une tradition où l’art de la forme est au service d’une science de la résonance. Le fond et la table ne sont pas de simples supports mais co-acteurs vibratoires intégrés à l’architecture sonore globale de l’instrument.

Propos d’ateliers.

 

Dans la même logique de rapports proportionnels, rapprochons le violon d’un autre domaine sonore : la campanologie (ou étude des cloches).

 

Il n’existe aucune certitude historique absolue permettant d’affirmer que les luthiers de Crémone, dont Stradivarius, aient délibérément adopté les principes de l’art campanaire dans la conception de leurs instruments. Pourtant, de nombreux indices concrets laissent entrevoir une parenté acoustique profonde entre ces deux domaines de savoir-faire.

Les cloches et les violons, bien qu’appartenant à des familles instrumentales différentes, partagent des caractéristiques fondamentales : l’organisation des partiels, ou notes partielles, le rôle central des modes vibratoires (cercles modaux), ou encore la recherche d’une cohérence entre forme, épaisseur, matière et fréquence. Dans les deux cas, le son résulte d’un équilibre finement maîtrisé entre la géométrie, la masse et la tension interne des matériaux. 

 

 

À la fin du XVIIe siècle, les savoirs liés à la fabrication des cloches étaient bien établis et transmis entre fondeurs, artisans et musiciens. Ces principes acoustiques faisaient partie d’une culture partagée à travers les ateliers de facture instrumentale, y compris à Crémone.

On sait que des échanges existaient entre métiers du son, et il est plausible que des analogies aient nourri certaines approches empiriques, sans jamais être codifiées.

 

Ainsi, lorsqu’on observe les répartitions modales sur les tables et fonds de violons anciens, ou encore certains rapports de dimensions proches de ceux employés dans les cloches (tierces, quintes, octaves), l’hypothèse d’une empreinte campanaire dans l’architecture acoustique des

violons devient raisonnable, sinon démontrable. Elle n’ôte rien à la singularité du violon, mais éclaire différemment le raffinement tant architectural qu’acoustique des maîtres luthiers italiens.

 

En guise de conclusion.

 

L’hypothèse que nous présentons, fondée sur la lecture acoustico-géométrique des arcs de cercle tracés sur les moules de Stradivarius, ne prétend pas fournir une explication unique ni définitive. Elle propose toutefois une grille de lecture cohérente : celle d’un artisan qui aurait su organiser la géométrie de ses instruments selon des proportions simples en résonance avec des rapports harmoniques (tierce, quinte,octave).

Cette approche permet d’éclairer l’une des raisons possibles pour lesquelles les violons de Stradivarius présentent une richesse et une cohérence sonore si remarquables. Elle ne clôt pas la recherche, mais elle ouvre une piste nouvelle qui relie géométrie, musique et acoustique dans l’art de la lutherie.

 

Etude faite en collaboration avec Jean Plétinckx

 

                                                   Bruxelles le 12 octobre 2025

                                                                André Theunis

​

Dépôt légal Nr 2025/01300

Étude notariale   JADOUL, KESTELYN, GENICOT & DIERCKX

Notes :

 

  1. Les moules originaux se trouvent au Museo del Violino de Crémone.

Cf: Stewart POLLENS, , 1992. 

François DENIS, Traité de Lutherie, éd. ALADFI, 2006.

                    Simone Fernando SACCONI, «Segreti» di Stradivari, Cremona, 1972.

 

2.  André THEUNIS, The violin’s "G" spot, 2008.

     https://www.wolf-tuner.com/le-point-g-du-violon?lang=en

3.   Table officielle des poids et mesures publiée par décret royal du 20 mai 1877. 

4. Cette logique rejoint celle déjà observée dans la boîte à chevilles des violons crémonais, et copiée par les luthiers ultérieurs : les positions respectives des chevilles sont, elles aussi, en harmonie musicale, présentant des tierces, des quintes, et des octaves.

(André THEUNIS et Gunnar GIDION, The fine-tuned universe, dans The Strad, juin 2019, p.67.  https://www.wolf-tuner.com/peg-box-study?lang=en).

Fig. 7 :   Stradivarius « Messiah »

5.   En divisant une corde en intervalles égaux on obtient des accords purs:

    - par 2 : c'est l'octave supérieure par rapport à la corde entière (rapport 2/1) ;

     - par 3 : c'est la quinte (rapport 3/2) c'est-à-dire qu'on multiplie la fréquence de la fondamentale par

       3/2 pour obtenir celle de la quinte.

     - par 5 : c'est la tierce majeure (rapport 5/4).

 

     Ces divisions simples s’inscrivent dans la même tradition de rapports entiers simples

     (octave 2/1,quinte3/2, tierce 5/4) utilisés pour relier architecture et harmonie.

 

6.  lecture géométrico-acoustique:

     Chez Stradivarius, une même mesure (ex. 30,2 ou 32,2 mm) peut se lire :

    • comme fraction géométrique du braccio (483,5 mm),

    • ou comme rapport acoustique proche d’un intervalle musical.

 

7.  André THEUNIS et Alexandre WAJNBERG, The well harmonised mould,

     dans The Strad, février 2022, p. 48-53.   

     https://www.wolf-tuner.com/le-moule-bien-harmonis%C3%A9?lang=en

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